J'arrivais
du dehors, de pelleter l'entrée.
Après
avoir enlevé mes bottes, secoué ma tuque et mon foulard, les avoir
accrochés au mur à deux endroits distincts, afin qu'ils sèchent
mieux, j'ai fait quelques pas dans l'appartement, encore un peu
ébloui de toute cette orgie neigeuse, la lumière de janvier.
Et
c'est tout à la fin d'une phrase, qui venait de prendre forme dans
mon esprit embué, qu'il m'est miraculeusement apparu, sans prévenir,
comme s'il s'était terré là depuis des lustres, dans l'attente
qu'une lueur de passage le révèle enfin : Un banal jeu de
mots. Je dis banal, mais génial serait un terme plus approprié :
Brillant, scintillant, terrible, inespéré, pourraient aussi
convenir. Et tellement simple : pourquoi, bon Dieu, personne n'y
avait-il jamais pensé auparavant? C'était à la fois habile,
pétillant, et extrêmement révélateur. Lumineux, oui. Une formule
toute basique, et lorsqu'on inversait quelques lettres à la fin,
elle devenait le tremplin d'une idée immense, d'une vision. J'en
ressentis même un plaisir physique, sorte de doux pétillement de
toutes les cellules du corps, la certitude d'avoir enfin trouvé
quelque chose comme un pépite, qui allait propulser mon inspiration,
c'était évident, et permettre à mon tout petit talent d'éclore et
même, d'enfin pétarader...
Après
toutes ces décennies de vie intérieure, à chercher un sens, à
manipuler les mots, à forger une vision qui ne serait tributaire de
rien ni personne (ou pessoa, en portugais), une pensée restée
jusqu'à ce point relativement encabanée - j'avais publié quelques
nouvelles et poèmes dans des revues, il y a de ça longtemps,
j'arrivais enfin à l'heure où d'immenses portes allaient enfin
s'ouvrir devant moi... grâce à ce jeu de mots extrêmement simple.
Et génial. Titre formidable de mon premier recueil à venir.
Or, il
fallait, avant toute chose que j'enfourne mon rôti de porc le plus
vite possible. C'était une assez grosse pièce, et il était déjà
presque cinq heures... Le temps de peler les oignons, les gousses
d'ail, quelques carottes, et de trouver dans le fouillis de l'armoire
les feuilles de laurier, les baies de genièvre, le poivre, les
graines de coriandre, je pourrais espérer souper vers vingt heures
trente, guère plus tôt.
Au
dehors, la poudrerie n'en finissait plus.
J'avais
organisé ma cuisine de manière à pouvoir admirer la petite forêt
qui avait émergé au fil du temps autour de ma terrasse. Un couple
de cardinaux rouges avait pris ses habitudes dans l'un des arbres. Je
voyais souvent des geais bleus aussi, mes préférés.
Pour
l'heure, les branches noires ployaient aux assauts chaotiques du
vent, tandis que je disposais mes planches à découper sur le
comptoir. Une pour y déposer la pièce de viande et l'assaisonner,
une pour les légumes. C'était un appartement sombre, mais cette
fenêtre donnait beaucoup de lumière en fin de journée, il fallait
en profiter.
Je dus
retirer les premières couches translucides aux oignons, signe d'un
frigo trop froid peut-être, à vérifier. J'enlevai aussi les
germes, trop verts. Et miracle! En cherchant mes carottes dans le
frigo je trouvai aussi, dans un petit sac, quelques branches de thym,
et dans la porte, derrière l'eau minérale, une canette de bière,
que je débouchai immédiatement. Je pris quelques gorgées et mis de
côté le reste avec l'idée d'arroser mon rôti avec, ce qui ne
devrait pas nuire.
C'était
maintenant « l'heure du loup », comme on dit, le moment
où le jour le cède progressivement à la nuit. J'eus la curiosité
d'aller vérifier sur le net la signification exacte et l'origine de
cette expression. On dit que « les anciens »
considéraient ce moment comme celui où les mourants s'éteignaient,
et où les enfants naissaient. Une
heure précieuse, clivante, propice aux cauchemars les plus profonds.
Les russes en revendiquent l'origine, les suédois aussi. Mais on
s'égare...
Une
fois mon rôti bien assaisonné, saisi et arrosé dans la cocotte en
fonte, je l'enfournai avec tous ses aromates et réglai le four à
trois cent degrés, pour une cuisson longue. L'odeur était déjà
délicieuse et réconfortante.
Il
restait deux gorgées de bière que je me fis un plaisir de ne pas
gaspiller. Puis je me lavai les mains et les séchai soigneusement.
Je n'allais pas tacher de graisse de rôti mon joli carnet de note,
évidemment un Moleskine -ils sont chers mais à mon avis sans
pareil, les seuls vraiment aptes à accueillir les idées les plus
précieuses...
Une
dernière étape s'imposait, en pareille circonstance. J'ouvris
l'armoire en haut du frigo, en extirpai ma bouteille de whisky
japonais, qui ne servait que dans les grandes occasions, mesurai un
once et demi d'or liquide, que je fis tourner dans un verre old
fashioned en
appréciant le tintement du glaçon contre les parois du verre. Il
était temps d'écrire. J'écartai de vulgaires paperasses qui
encombraient ma table de travail, documents d'impôt, divers post-it,
etc. et mis enfin la main sur mon Moleskine, que j'ouvris à la
première page disponible.
Cela
ne me vînt pas instantanément. Je posai mon verre, refermai mon
cahier, pris une grande respiration. Il était inutile de paniquer.
Se calmer était extrêmement important, voire crucial, ici. Choisir
un disque, quelque chose d'agréable et de réconfortant. Continuer
de respirer normalement aussi. Miles
Davis and the modern jazz giants
devrait produire l'effet escompté, et dès les premières notes de
vibraphone de Milt Jackson sur The
man i love (take 2),
je me sentis presque rassuré. Je fis tourner le stylo dans ma main,
aplatis le cahier sur le bois lustré de la table devant moi. La
tempête faisait rage au dehors, et en moi une grande misère
s'installait. Je tentai de revivre en souvenir mon arrivée dans
l'appartement une heure plus tôt, m'imaginant que ce mécanisme
allait m'aider à retrouver la mémoire, mais plus je me penchais
pour tenter d'apercevoir le pépite échappé tout au fond du trou
noir qui s'élargissait et s'approfondissait de manière vertigineuse
devant moi, plus mes palpitations s'accentuaient. Je ne me levai même
pas pour tourner le disque. La platine cessa de tourner toute seule
au bout d'un moment. Je m'étendis sur le divan et fermai les yeux.
Qu'un immense trou noir. Et l'odeur du rôti, de plus en plus
prégnante.